L'UTILISATION DU COMPAS AU PRES EN LASER (2)

paru dans la "Lettre du Laser n°22 - Printemps 97"- Olivier Faucon

 

2. Le bord favorable dans la littérature technique

Cet article fait suite à celui paru dans la Lettre du Laser n°21, où il était avancé que deux axes de références, généralement distincts, sont susceptibles de fonder la notion de "bord favorable par rapport au vent" (BF/V) dans un vent oscillant: le vent moyen et l'axe du parcours. Lequel est-il préférable d'utiliser en régate? Pour répondre à cette question, on peut d'abord se tourner vers la "littérature technique". Il existe en effet de nombreux livres ou articles développant le thème de la tactique au près dans un vent oscillant. J'en ai sélectionné 17, et leur lecture permet de tirer trois conclusions:

 

2.1. L'axe de référence "parcours"

Dans 5 des références analysées, il apparaît nettement que le BF/V est défini en référence à l'axe du parcours. Il s'agit des textes 1, 2, 3, 8 et 13 (cf. bibliographie). Cette conception trouve une formulation particulièrement explicite sous la plume de G. Duval et N. Loday (3, p.126-127):

On peut dire qu'il faut, pour choisir la route la plus courte au près serré, faire un angle de moins de 45° par rapport à l'axe des deux bouées.

Le bord favorable est ici clairement identifié comme le bord faisant avec l'axe du parcours l'angle le plus fermé. D'autres auteurs adoptent le même point de vue, bien que de façon moins précise, en évoquant seulement le "bord rapprochant des marques". Ainsi Y.L.Pinaud (1, p.213) et le Code Vagnon de la Voile (13, p.82):

1)Le choix du placement (...) permet de prendre le bord le plus favorable, c'est-à-dire celui qui rapproche le plus de la marque.

13)Dans un vent oscillant, il faut toujours tenter de profiter du vent pour être sur le bord rapprochant des marques.

Enfin c'est, dans une formalisation plus abstraite, la même définition du bord favorable que l'on trouve chez P. Gouard lorsqu'il fonde celle-ci sur une comparaison entre "VMG" et "VMG/Parcours" (8, p.199-201):

Le VMG/Parcours, est simplement la projection de la Vitesse/Surface sur l'axe du parcours. C'est le moment de se souvenir qu'effectivement en course il y a des bouées à virer et qu'il convient, tout en remontant au vent, de se rapprocher d'elles. (...)Bâbord amure, un bateau sur une adonnante reçoit un vent à gauche de l'axe du parcours: son VMG/Parcours est supérieur à son VMG/Vent. C'est la caractéristique d'un bord favorable, c'est à dire rapprochant de la marque au vent. Sur une refusante, vent à droite du parcours, le VMG/Parcours est inférieur au VMG/Vent; le bord est défavorable,on peut virer. (...plus loin, une illustration...) Sur le graphe suivant, on voit superposées les deux courbes des VMG/Vent et des VMG/Parcours de French Kiss pendant 10 minutes de course. Il conserve un VMG/Parcours presque constamment favorable, en virant à chaque fois que le vent traverse l'axe du parcours.

Dans l'ensemble de ces extraits apparaît, sous une formulation qui peut différer, la même conception du BF/V. Elle peut se résumer ainsi:

 

2.2. Le vent moyen comme axe de référence

Contrastant avec les articles précédents, on trouve des auteurs dont la présentation du BF/V dénote une différence importante de conception: l'axe de référence n'est plus l'axe passant par les marques mais un repère appelé "vent moyen". Les références que nous pouvons classer dans cette catégorie sont les plus nombreuses: 4, 5, 6, 7, 9, 10, 11, 12, 14, 15, 16 et 17. C'est dans un article de La Lettre de l'AFL, signé sous le pseudonyme Fanch, que l'on trouve par exemple cette présentation de la "technique du vent moyen" (11):

Schématiquement, un vent oscille autour d'une direction à peu près moyenne. La meilleure manière de naviguer consiste alors à toujours amurer sur le bord qui adonne. (...) La technique dite du "vent moyen" consiste alors à repérer cet axe moyen du vent sur son compas et à prendre ce chiffre comme limite au-delà de laquelle il faut changer de bord.

La démarche tactique préconisée par C. Dumard se réfère également à l'axe du vent moyen, et s'exprime en des termes très proches (7, p.123):

(le vent oscillant) est caractérisé par des oscillations autour d'une direction moyenne.(...) Il est important de déterminer la direction moyenne du vent et le cap moyen sur chaque bord. Stratégie à adopter: elle consiste à virer dès que le vent est plus refusant que sa valeur moyenne sur ce bord.

Il serait trop long de rapporter l'ensemble des passages où s'illustre le choix du vent moyen comme axe de référence. D'autant qu'ils sont en général d'une grande similitude dans l'argumentation. Y compris ceux rédigés dans la langue de Bourke ou Ainslie, comme on peut en juger en lisant les conseils donnés par S.H.Walker (4, p.84)!

If oscillating shifts are detected: keep to the lifted tack, sailing toward an expected header.

a) Determine (by the compass) the range of variations in the wind direction and keep to the tack that is lifted relative to the median wind (midway between the extremes). (...)

b) Tack when the course is headed relative to the median wind.

 

2.3. Construction des "caps-limites de virement"

Il existe donc bien, à la lecture de la bibliographie, deux conceptions différentes du "bord favorable" dans un vent oscillant au près. Les deux utilisent un même procédé pour sa détermination (comparaison entre le vent réel et un axe de référence). Mais elles divergent dans le choix de cet axe: axe du parcours pour l'une, vent moyen pour l'autre. Et il ne s'agit pas là d'une simple nuance, mais d'un choix tactique important car il induit, toujours selon la littérature, une méthode spécifique dans la détermination des "caps-limites de virement", ces repères pratiques dont le coureur se dote souvent pour évaluer la direction du vent instantané en navigation:

On trouve de cette méthode, fondée sur l'estimation d'un cap compas moyen sur chaque bord, une description plus approfondie chez R. Pattisson (14, p.11, traduit de l'anglais):

Une de vos premières tâches sur l'eau est de déterminer la structure des oscillations, et c'est là qu'intervient votre compas. Commencez par naviguer au près tribord amure ,aussi longtemps que possible, tout en lisant fréquemment le compas. Quelle est sa valeur moyenne? De combien l'indication varie-t'elle de part et d'autre de cette valeur moyenne? Quelle est la fréquence des grosses oscillations (plus de 5°)? Ensuite, virez et répéterz le processus bâbord amure. Avant le départ, vous devez ainsi vous construire une représentation mentale des oscillations, et pouvoir dire par exemple: "le vent oscille à peu près chaque minute. Le cap moyen tribord est135°. Il y a de bonnes adonnantes à 145°, et des refus à 125°. Aussi, je vire si le compas descend en dessous de 130°"...

 

2.4. Un débat inexistant...

Il existe donc, selon les auteurs, deux démarches différentes pour évaluer le bord favorable, et chacune implique une méthode de construction des repères-compas qui lui est particulière. Que des opinions tactiques divergent, il n'y a là a priori rien de surprenant. Ce qui l'est beaucoup plus, c'est que cette divergence de vue soit toujours ignorée: nous n'avons à ce jour trouvé dans la littérature technique aucune analyse de ce problème, ni d'ailleurs dans notre sélection bibliographique aucune justification explicite du choix de l'axe de référence. Comme si la démarche que l'on propose était la seule, et ceci dans les deux "camps". Comment expliquer cette absence de débat?

Une des hypothèses que l'on peut avancer pour comprendre le mutisme dans ce domaine réside dans le mode de schématisation des situations tactiques adopté dans la littérature. Le vent moyen, comme les bouées au vent et sous le vent, y sont le plus souvent représentés selon une direction verticale. Comme si, dans la réalité, le vent moyen soufflait nécessairement dans une direction parallèle à l'axe du parcours (sur ce point, consulter les schémas illustrant les textes 3, 8, 15 et 17: tous figurent le vent moyen comme l'axe du parcours selon l'axe vertical de la feuille).

Bien sûr, sous cette condition, les deux méthodes aboutissent au même résultat et il n'est pas pertinent d'y voir une différence de conception. Mais cette juxtaposition conventionnelle des axes du vent moyen et du parcours, aussi courante soit-elle, est pernicieuse: elle simplifie considérablement la question du bord favorable, mais au prix d'une trop forte réduction de la réalité, dans laquelle vent moyen et parcours se confondent rarement. Ce faisant, elle me semble stériliser l'évolution de la réflexion sur la tactique. Les extraits qui suivent témoignent malheureusement de la force de cette représentation commune, imaginant un "vent domestiqué", veillant scrupuleusement à passer autant de temps de chaque côté d'une ligne imaginaire passant par deux bouées:

(1, p.213) Le vent n'est que très rarement régulier en force et surtout en direction, et fait parfois des écarts de 20 à 40 degrés de part et d'autre de son axe normal;

(8, p.199-200) Bâbord amure, un bateau sur une adonnante reçoit un vent à gauche de l'axe du parcours. (...). Sur une refusante, vent à droite du parcours,...;

(16) Avant le départ, le Comité de Course donne habituellement la direction du parcours à louvoyer en degrés. C'est en principe la direction moyenne du vent...;

(17, p.99-100) Principe de la bascule oscillante: jouer le bord adonnant de la bascule (celui qui rapproche de la bouée) en ne virant que lorsque le vent repasse par sa valeur moyenne.

 

2.5.Une conception est-elle théoriquement supérieure à l'autre?

Est-il plus pertinent de faire référence au vent moyen ou à l'axe du parcours dans la détermination du bord favorable? A cette question, les manuels ne fournissent donc aucune réponse. Envisageons la rapidement sous l'angle théorique, en se plaçant dans un contexte simplifié: vent homogène, oscillant "idéalement" autour d'une direction moyenne différente de l'axe-parcours...

Dans cette dernière perspective, il apparaît vite qu'un raisonnement tactique se fondant exclusivement sur le choix d'un seul axe, quel qu'il soit, est insuffisant et inopérant pour définir la meilleure trajectoire théorique, même dans une situation épurée et définie à l'avance.

L'axe du parcours comme seul axe de référence, tout d'abord, peut nous conduire tout simplement à ne jamais virer de bord dans un louvoyage! Reprenons, par exemple, l'explication de P. Gouard sur la trajectoire de French Kiss (8, p.200-201, reproduite ci-dessus), dont la qualité tiendrait à ce qu'il "vire à chaque fois que le vent traverse l'axe du parcours". Si l'on suppose le vent restant oscillant entre deux directions proches de l'axe du parcours mais ne le chevauchant pas (une hypothèse certes ad hoc mais toutefois plausible... pour le moins) cette règle décisionnelle conduirait dans ce cas le tacticien à ne plus virer, le "bord favorable" restant constamment le même...

Considérer seulement le vent moyen peut sembler a priori plus satisfaisant: en effet, les positions relatives des bateaux évoluent à chaque bascule. C'est donc le vent moyen qui détermine à long terme la hiérarchie. Pourtant, l'insuffisance d'un tel raisonnement qui ignore qu'avant tout on "va à la bouée", est patente. Combien de fois en régate un coureur est virtuellement devant (par rapport au vent) mais enroule derrière parce qu'en suivant trop exclusivement le vent, il s'est décalé par rapport à la marque, et doit alors finir sur un "bord obligatoire" (pas forcément favorable), voire même hors-cadre, tout en se disant: "si seulement la bouée pouvait être mouillée là"?

Un raisonnement tactique performant semble donc devoir prendre en considération, d'une façon ou d'une autre, à la fois l'axe du parcours et celui du vent moyen. Pour vérifier cette hypothèse, observons quelle démarche est utilisée par les coureurs de haut-niveau. Comment construisent-ils, en régate, leurs repères-compas? Retrouve-t'on sur l'eau les divergences que l'on a repérées dans la littérature technique? Le choix d'une méthode particulière dépend-il du contexte ou a-t'il un caractère systématique? Les deux axes sont-ils pris en compte dans une démarche synthétique et si oui laquelle? A suivre...

REFERENCES:

(1) Yves-Louis Pinaud, Pratique de la Voile, Arthaud, 1965

(2) John Oakeley, Vaincre en Régate, 1970; trad. française éditions de la mer, 1972

(3) Gérard Duval, Nicolas Loday, Compétition Voile, éditions Bornemann, première édition, 1974

(4) Stuart H. Walker, Advanced Racing Tactics, W.W. Norton & Company, 1976

(5) J.E. Mazer, S. Valentin, C. Target, Pratique de la planche à voile, tome 2, Gallimard, 1982

(6) Ed Baird, Laser Racing, Fernhurst Books, première édition, 1982

(7) Christian Dumard, "jouer du vent", in Régate International, août-septembre 1988

(8) Philippe Gouard, Voile: nouvelles techniques pour gagner, tome 1, Chiron, 1989

(9) Christian Dumard, "traquer le vent", in Régate International, juin-juillet 1989

(10) Vincent Borde, "Pour aller de l'avant", in Régate International, juin-juillet 1989

(11) Fanch, in "rubrique technique", La lettre de l'AFL, n°5, décembre 1989

(12) Christian Dumard, "Cap ou Vitesse (II)", in Régate International, mars-avril 1990

(13) P. Berthault, J. Cathelineau, N. Hénard, Code Vagnon de la Voile, le catamaran, éd. du plaisancier, 1991

(14) Rodney Pattisson, Tactics, Fernhurst Books, 2ème édition, 1992

(15) Tim Davison, The Laser Book, Fernhurst Books, 3ème édition, 1992

(16) Société Silva Marine, "Comment utiliser son compas", in La lettre du Laser , n° 7, juin 1993

(17) Jean-Yves Bernot, Vent et régate: les stratégies, Chiron, 1994