Laséristes de tous les plans d’eau, unissons-nous !

 

Combien vaut une voile de Laser? La réponse paraît simple. Sur le catalogue d’un revendeur parisien réputé, elle coûte en cette fin d’octobre 615 € pliée, et 667 € roulée. Mais il ne s’agit là que d’un prix psychologique sans lien avec le coût de revient : c’est le montant qu’est prêt à débourser sans sourciller (ou presque) le lasériste européen, compte tenu des différents éléments de la situation telle qu’il la perçoit. Le statut olympique de la classe, la stricte monotypie, l’absence de véritable série concurrente, l’ambiance chaleureuse de bien des régates sont autant de paramètres qui peuvent justifier, au yeux du passionné, le prix exorbitant payé pour une voile dont la « facture », au sens technologique, est pourtant rudimentaire. C’est bien connu, une voile de Laser est nécessairement faite avec un tissu de qualité médiocre, qui doit être suffisamment souple pour s’adapter à la cassure du mât sans faire de pli. Il y a une dizaine d’années, la voilerie de l’ENV avait essayé de réaliser pour les besoins propres de l’école une voile de Laser avec un dacron de qualité standard, pour augmenter sa durée de vie. Mais le mât en deux parties est si peu homogène que la voile présentait un pli de la cassure au point d’écoute, impossible à résorber. Avec un tissu souple, bas de gamme et bon marché, par contre, le problème fut résolu. L’ENV a ainsi pu faire économiser une belle somme au contribuable en produisant elle-même ses voiles d’entraînement, d’ailleurs plus performantes que les voiles homologuées.

 

Ce qui est moins connu, c’est le coût réel de la voile Laser originale, secret jalousement gardé. Malgré des tentatives de justifications douteuses, dont la plus récurrente est le taux de change soutenu de la livre sterling, on se doute depuis longtemps qu’il est très largement inférieur au prix affiché. Mais de combien exactement ? On s’en souvient, l’assemblée générale de l’AFL lors des Internationaux de Narbonne-Plage avait été houleuse et un vent de fronde avait soufflé. Sous la pression de la base, qui lui avait adressé une pétition en ce sens, l’équipe dirigeante de l’AFL avait alors courageusement décidé de lancer un appel d’offres à des fabricants pour la réalisation d’une voile monotype alternative qui serait autorisée au niveau régional. Le prix maximum de la voile avait été fixé autour de 2500 francs, ce qui autorisait encore une marge bénéficiaire plus que confortable… C’était bien sûr un pavé jeté dans la mare de l’ILCA, et au-delà du constructeur Performance Sailcraft, qui contrôle directement cette dernière. Mais le pavé s’est transformé en petit caillou, qui a sombré après deux ou trois ricochets. En 2000, on entendait encore parler d’essais de prototypes, puis… Titanic.

 

Mais même à 2500 francs, on était loin du compte. Les hasards de l’existence m’ont fait échouer à Colombo, la capitale de Sri Lanka, une île-état de l’Océan Indien plus souvent connue sous ses noms anciens, Taprobane ou Ceylan, ce dernier figurant sur la plupart des sachets de thé vendus dans votre supermarché. Si le thé est effectivement l’un des meilleurs au monde, et les conditions de navigation véritablement paradisiaques, tout n’est pas idyllique ici, particulièrement pour les « petites mains » qui travaillent dans l’industrie textile à raison de 50 heures par semaine, dans un bruit épouvantable et pour un salaire mensuel avoisinant 50€, ou si vous voulez une voile de Laser par an. Bien sûr sans sécurité sociale ni retraite… C’est par contre nettement plus avantageux pour les investisseurs étrangers, surtout s’ils produisent pour le marché européen. C’est donc sans grande surprise que j’ai découvert que j’habitais à quelques kilomètres seulement d’une voilerie où sont assemblées les voiles de Laser, située dans une « free trade zone » en banlieue nord de Colombo. En intégrant la petite communauté des régatiers locaux, faite d’expatriés et de quelques riches Lankais, j’ai ainsi découvert des choses susceptibles de dévoiler un peu les dessous de notre bateau préféré. Les voici :

1)       Les voiles Laser fabriquées ici sont payées en dollars US, comme la majorité des transactions internationales. Il y a d’autres sites de production ailleurs dans le tiers-monde, mais aucun en Grande-Bretagne. Tirons donc enfin un trait définitif sur toutes les histoires de livre sterling, dont le taux de change n’a strictement rien à voir avec le prix des voiles…

2)       Les voiles Laser sont produites dans une « free trade zone », un dispositif spécial mis en place par le gouvernement sri lankais dans le but d’attirer, dans la grande compétition entre pays en développement, les investissements étrangers. Pour séduire les investisseurs, des conditions particulièrement attractives leur ont été offertes dans ces zones où le code du travail sri lankais, relativement protecteur (c’est un ancien pays « non-aligné », entendez : « plutôt aligné sur Moscou », comme l’Inde, du temps de la guerre froide), ne s’applique pas : les syndicats sont interdits, le temps de travail hebdomadaire est augmenté, les contrôleurs du travail des ONG internationales sont indésirables et les bénéfices peuvent être rapatriés sans imposition sur place. Même si l’on n’est pas en mesure de refaire le monde, il est  toujours bon de savoir dans quelles conditions est fabriqué notre joujou préféré : « dumping social » est le mot généralement utilisé pour les décrire.

3)       Un régatier ayant des connaissances dans l’usine y a acheté l’été dernier trois voiles Laser Standard neuves, emballés, estampillées, pour… assurez-vous d’être bien assis avant de continuer… 100 dollars pièce. Soit environ 80 euros. Et ce prix n’est même pas le coût de revient de la voile, puisqu’il intègre déjà le bénéfice de l’usine. Bien entendu, la vente s’est faite dans la discrétion, c’est à dire sans l’accord du commanditaire, Performance Sailcraft, qui interdit toute vente directe à prix d’usine. Mises dans sa valise, le collègue régatier les a revendues à prix d’ami 400€ en Europe et s’est ainsi payé ses vacances d’été… Aux dernières nouvelles, il sera difficile de répéter l’opération trop souvent dans l’avenir, Performance Sailcraft ayant accentué son contrôle. Et s’ils lisent cet article (il y aura bien quelqu’un pour le leur envoyer…), ça va même devenir mission impossible. Tant pis pour moi, je ne pourrai pas en profiter à mon tour et je vais devoir trouver un autre moyen pour payer mon billet retour !

4)       Colombo est avantageusement situé sur la principale voie maritime commerciale du monde, qui relie la Chine à la Méditerranée par le détroit de Malacca, le Golfe d’Aden, la mer Rouge et le Canal de Suez. De ce fait, affréter un container de 20 pieds vers l’Europe coûte à peine dans les 1000$ (je me suis renseigné pour notre futur déménagement). Le volume d’un tel container étant de 32 mètres cubes et les dimensions d’une voile de Laser étant… Je vous laisse continuer et estimer le coût de revient du transport. Il est dérisoire. Alors si la voile vaut moins de 80 euros sortie d’usine, n’est pas taxée par le fisc sri lankais et si son coût de transport est insignifiant, qu’est-ce qui peut bien justifier un prix public dépassant les 600 euros ?

5)       La série dominante à Sri Lanka est le GP14, ressemblant assez à notre Vaurien, et les Lasers sont très rares, tout juste quelques vieilles unités délavées et ramollies par le soleil. Les régatiers locaux naviguent à Bolgoda, un petit lac charmant au sud de Colombo, depuis que l’armée a fermé le port et réquisitionné les locaux du très chic Colombo Yacht Club. Il faut rappeler que le pays vit en état de guerre civile depuis 21 ans, un conflit qui a déjà coûté la vie à 60.000 personnes. Sans compter le nombre infiniment supérieur de blessés, d’amputés, de déplacés, de violés, de torturés, de brûlés, de traumatisés… bref, la réalité de la guerre, sur laquelle les chiffres et les mots ne permettent de se faire qu’une image très abstraite et lointaine. Or voici quelques temps, en arrivant sur la base nautique, je découvre avec surprise cinq Lasers flambant neuf. Renseignements pris, ils appartiennent à l’armée sri lankaise. Au cas où le cessez-le-feu actuel viendrait à être rompu, la Sri Lankan Navy vient d’équiper ses vedettes rapides de nouveaux canons, made in UK. Comme pour tout contrat d’armement, les sommes en jeu sont vertigineuses, et les Lasers ont apparemment fait partie du marché, comme les babioles qui vous sont gracieusement offertes lorsque vous achetez une voiture neuve.

 

La morale dans tout cela ? Je la cherche… Ceux des laséristes qui me connaissent savent que je suis bien loin du gauchiste invétéré, prêchant la révolution à tout bout de champ. Les syndicalistes SNES (tendance CGT) de mon lycée de Strasbourg m’ont même classifié « ultra-libéral », juste avant la catégorie « facho » dans leur représentation manichéenne et étriquée du spectre politique.

Et pourtant mon prochain Laser, j’ai bien envie de le baptiser… Potemkine !

 

Olivier Faucon

 

NB

-           si aucun autre nom que le mien n’est cité ci-dessus, ce n’est pas par manque d’information mais par volonté de ne compromettre personne, mon seul but étant de dénoncer un évident « abus commercial de situation de monopole » ;

-           toute réaction, précision, insulte… peut m’être communiquée directement : olivierfaucon@hotmail.com